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Le traducteur en tant qu’entité cognitive

Selon les théories «classiques», le traducteur n’est qu’un passeur de sens, un intermédiaire, intervenant dans le cadre d’un acte de communication par écrit entre personnes allophones. Ces dernières années, grâce aux progrès de la psychologie cognitive et de la collaboration entre traductologues et cognitivistes, s’est formé progressivement en Traductologie un courant qui aborde le traducteur non seulement comme un passeur de sens, mais aussi comme une entité cognitive, c’est-à-dire un être humain qui met ses facultés cognitives au service de la communication multilingue.


Cette approche a enrichi la pensée traductologique en tentant de dévoiler des aspects jusqu’ici «cachés» ou «obscurs» du sujet traducteur lorsqu’il traduit, allant de ce qu’il extériorise lorsqu’on lui demande de verbaliser sa pensée à ce qui se passe dans son cerveau, dans son âme. Ainsi, les premières tentatives ont visé à comprendre ce qui se passe dans la tête du sujet traducteur en appliquant des méthodes de la psychologie cognitive, telles que la méthode du Think Aloud Protocol (TAP) et plus tard des méthodes plus «sophistiquées», comme celle appliquée lors d’une expérimentation réalisée par Alexandra Kosma à l’Université de Caen (1), qui a permis l’étude du fonctionnement spécifique de la mémoire de travail lors de l’opération traduisante en utilisant comme référence de base le modèle de la mémoire de travail proposé par Baddeley et comme outil principal un système d’eye-tracking (2).

Dans cette courte note, nous nous limiterons à une présentation très schématique du fonctionnement, selon approche cognitiviste, du système mnésique lors de l’acte de traduction. En effet, le système mnésique du traducteur joue un rôle primordial lors du traitement des informations contenues dans le texte à traduire. Lors de la lecture du texte à traduire le système oculaire du traducteur capte les informations exposées sur le papier ou sur l’écran, qui passent alors par le «registre sensoriel» dans son système mnésique, où elles font l’objet d’un traitement spécifique. Une fois dans le système mnésique, ces informations sont traitées dans la mémoire de travail, un sous-système mnésique qui joue un rôle fondamental, en vue de produire la traduction de ce passage. 

La pièce maîtresse de ce sous-système est, selon Baddeley, l’«administrateur central» qui est responsable de la gestion de toutes ces informations. Pour la réalisation de la traduction d’un passage, la mémoire de travail fait appel aux informations issues du texte à traduire et à celles déjà stockées dans la mémoire à long terme (3). Ces dernières peuvent être de nature linguistique mais aussi de nature procédurale, fruit de l’entraînement, de l’expérience, voire de l’expertise du traducteur. Si celles-ci sont insuffisantes pour la production de la traduction demandée, le traducteur fait appel à des informations extrinsèques, issues d’une recherche terminologique ou documentaire, voire de la consultation d’experts.

La réalisation de ce traitement suppose la mobilisation de plusieurs ressources cognitives du sujet traducteur, car il s’agit d’un processus qui requiert une multitude de prises de décisions, en fonction des éléments contenus explicitement ou implicitement dans le texte à traduire, de la situation de communication dans laquelle s’insère l’acte traductionnel, du bagage cognitif du traducteur, etc. Parfois ces décisions sont également influencées par la réaction émotive du traducteur provoquée par la lecture du texte à traduire (5). Ce genre de réactions ne se limitent pas aux textes littéraires, mais peuvent également se manifester lors de la traduction d’autres types de textes à forte connotation émotive.

Plusieurs travaux ont été consacrés aux différents types de lecteurs et de lectures lors de l’acte de traduction. Chaque traducteur, en fonction de son bagage cognitif, de son expérience spécifique et de son état physique et émotionnel adopte des stratégies de lecture différentes, qui dépendent des fonctions que cette lecture doit accomplir. Freddie Plassard, dans son ouvrage Lire pour traduire (6), met en exergue les différents types de lectures adoptées par le traducteur, selon qu’il lit pour comprendre ou pour analyser le texte à traduire, pour consulter des sources de documentation, pour vérifier sa traduction, etc.

Les recherches se poursuivent soit en approfondissant des domaines en cours d’étude, soit en explorant des domaines nouveaux faisant appel à des disciplines jusqu’ici peu exploitées par la Traductologie, comme les neurosciences. Dans le cas de ces dernières, nous en sommes au tout début, mais (et?) personne ne peut prédire l’avenir…

Written by Michel Politis, Associate Professor. He has been teaching since 1988 at the Department of Foreign Languages, Translation and Interpreting of the Ionian University. His expertise lies in the areas of political and legal and economic translation, as well as cognition and translation. From 2000 to 2003 and from 2006 till nowadays he is the director of the Laboratory for Legal, Economic, Political and Technical Translation of the Ionian University. From 2003 to 2010 he was the director of the joint master in Sciences de la Traduction – Traductologie et Sciences cognitive (collaboration between the Ionian University and the University of Caen Basse-Normandie, France). For his contribution to the advancement of the academic cooperation between Greece and France he was awarded in 2003 the Academic Palms (Knight) by the President of France and in 2014 the Academic Palms (Officer). He has published widely on specialized translation and he has also guest-edited an issue of META on cognition and translation.
Post edited by  Katerina PalamiotiTranslator, Social Media and Content Manager, Communication Trainee and Foodie at the Terminology Coordination Unit of the European Parliament.
Sources:
  • (1) Dans le cadre du master conjoint « Sciences de la Traduction – Traductologie et Sciences cognitives» (collaboration de l’Université de Caen et de l’Université ionienne).
  • (2) Kosma Alexandra (2007) « Le fonctionnement spécifique de la mémoire de travail en traduction » META, vol. 52-1, Montréal, Presses de l’Université de Montréal
  • (3) Petit Laurent (2006) La mémoire, Collection « Que sais-je ? », n° 350, Paris, Presses Universitaires de France
  • (4) Politis Michel (2007) «L’apport de la psychologie cognitive à la didactique de la traduction», META, vol. 52-1, Montréal, Presses de l’Université de Montréal
  • (5) Durieux Christine (2007) « L’opération traduisante entre raison et émotion », META, vol. 52-1, Montréal, Presses de l’Université de Montréal
  • (6) Plassard Freddie (2007) Lire pour traduire, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle

« Lost in Trumpslation », ou de la difficulté de traduire Donald Trump


Faut-il traduire l’homme comme il parle ou lisser sa syntaxe hachée et risquer de laisser penser qu’il s’exprime normalement ?


Mi-décembre, Bérengère Viennot racontait sur Slate ses difficultés à traduire Donald Trump en français. D’abord des « déclarations choc » et des « tweets assassins », puis des discours, a fortiori depuis que le candidat est devenu le vainqueur. Le discours de Donald Trump est « facile à comprendre », mais son manque de vocabulaire est tel qu’il complique considérablement la tâche du traducteur. Au printemps dernier, une étude réalisée par l’université Carnegie Mellon, largement relayée aux Etats-Unis, avait démontré que le niveau de grammaire des discours de Donald Trump se situait juste en dessous du niveau sixième (6th grade).


Bérengère Viennot donne l’exemple de l’interview accordée au New York Times, fin novembre. Selon elle, dès lors qu’il doit improviser des réponses sans un discours écrit ou des notes, « il s’accroche désespérément aux mots contenus dans la question qui lui est posée, sans parvenir à l’étoffer avec sa propre pensée ». Exemple : le rédacteur en chef, Dean Baquet, lui demande s’il a tenu pendant sa campagne un discours propre à « galvaniser » (« energize ») l’extrême droite américaine, et comment il compte la gérer désormais. Sa réponse :
« Je ne crois pas, Dean. Tout d’abord, je ne veux pas galvaniser le groupe. Je ne cherche pas à les galvaniser. Je ne veux pas galvaniser le groupe, et je veux désavouer le groupe. Ils, encore une fois, je ne sais pas si c’est les journalistes ou quoi. Je ne sais pas où ils étaient il y a quatre ans, et où ils étaient pour Romney et McCain et tous les autres qui se sont présentés, donc je ne sais pas, je n’avais rien comme élément de comparaison. Mais ce n’est pas un groupe que je veux galvaniser, et s’ils sont galvanisés je veux me pencher sur la question et savoir pourquoi. »
Cet exemple illustre le fait que Donald Trump, même en lui reconnaissant la difficulté qu’il peut y avoir à improviser une réponse, se contente de « répéter les mêmes mots en boucle ».

Recréer une impression dans une autre langue

Le travail de traduction consiste moins à traduire des mots qu’à traduire des pensées, une personnalité, afin de « créer chez le lecteur la même impression, la même réflexion que celles qui ont été suscitées chez le lecteur d’origine ».

La pauvreté du vocabulaire de Trump oblige celui qui veut le faire comprendre dans une autre langue à trouver des stratagèmes pour donner du relief à son discours.
Bérengère Viennot décrit un vocabulaire monopolisé par quelques adjectifs hyperboliques. « Great » revient 45 fois dans l’interview au New York Times, avec aussi « tremendous », « incredible »« strong » et « tough ». Or il y a diverses manières de traduire ces adjectifs en français, qui renvoient à des niveaux de langue et à des degrés de correction différents. Elle donne l’exemple de cette déclaration :
« I mentioned them at the Republican National Convention ! And everybody said : “That was so great.” »
Elle choisit de la traduire dans un registre familier par « c’était trop bien ».
« Il me fallait traduire l’expression d’un enthousiasme puéril et autosatisfait, donc si j’avais choisi d’écrire à la place, par exemple : “Et mon discours a fait l’unanimité.” La signification aurait été la même mais cela aurait donné une idée fausse de l’intention et du mode d’expression du locuteur. »

Stratégie de campagne ou pensée étriquée ?


Pour illustrer l’importance du choix du registre, la traductrice fait appel au communiste George Marchais, apparemment un cas d’école pour les traducteurs : en URSS, sa parole était relayée uniquement par un interprète « au langage châtié » qui lui a prêté une réputation d’élégance, loin de celle qu’il avait en France.


Il ne s’agit donc pas seulement de mots mais de l’image renvoyée par un homme politique, qu’elle soit consciemment divulguée par ce dernier ou non. Tel est le dilemme du traducteur : faut-il traduire Trump comme il parle, et laisser les lecteurs Français peiner sur un texte de mauvaise qualité ? Ou lisser sa syntaxe hachée et risquer de laisser penser qu’il s’exprime normalement, comme n’importe quel autre chef d’Etat ?

Comme l’expliquait la traductrice dans Slateemployer un vocabulaire simple pour toucher les gens et se démarquer d’une élite politique jugée déconnectée aurait été une stratégie « valable » au cours de la campagne. Mais « dans le cas de Trump, ce n’était pas une stratégie : il est évident que son vocabulaire limité traduit une pensée étriquée ».

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http://www.lemonde.fr/big-browser/article/2017/01/19/lost-in-trumpslation-ou-de-la-difficulte-de-traduire-donald-trump_5065609_4832693.html 

Et voilà pourquoi l’allemand met le verbe à la fin

C’est dans la syntaxe que se joue le choc, jubilatoire, des univers mentaux. La démonstration de Heinz Wismann, philosophe allemand à Paris, auteur de «Penser entre les langues». Dans un français parfait.

Le Temps: Dans votre dernier livre* «Penser entre les langues», vous écrivez, à propos du «Hochdeutsch»: «Cette langue qui, pour être parlée, suppose que les locuteurs soient libérés de la contingence des affects.» C’est exactement l’argument avancé par les Alémaniques pour défendre leur emploi du dialecte. Les Allemands parlent-ils donc aussi le dialecte en famille?
Heinz Wismann: Par Hochdeutsch, on désigne la langue allemande codifiée, imposant le respect strict de ses règles syntaxiques. Et j’observe qu’à partir du moment où, entre deux locuteurs, l’affect s’en mêle, où la tonalité de l’échange devient plus familière, la syntaxe est malmenée. Mais cela ne veut pas dire que tous les Allemands parlent en famille un dialecte comme en Suisse. De fait, la plupart du temps, ils parlent une langue intermédiaire, volontiers teintée d’inflexions dialectales mais, surtout, syntaxiquement en rupture avec le carcan du pur Hochdeutsch, qui est terriblement contraignant.
– Pourquoi l’est-il?
– Le français place le déterminant après le déterminé: «Une tasse à café». En allemand, c’est l’inverse: Eine Kaffeetasse. Si vous appliquez ce principe à la structure de la phrase, vous obtenez une accumulation d’éléments chargés de déterminer quelque chose qui n’est formulé que plus tard. De la part du locuteur, cela demande une discipline de fer. C’est pourquoi les présentateurs des informations télévisées lisent en général leur texte: il est malaisé d’improviser correctement en Hochdeutsch. Par ailleurs, cette structure syntaxique limite la spontanéité de l’échange car elle oblige l’interlocuteur à attendre la fin de la phrase pour savoir de quoi il est question. D’où les remarques critiques de Madame de Staël sur l’impossibilité d’avoir une conversation en allemand…
– … parce qu’on ne peut pas interrompre un Allemand qui parle. Est-ce cela, le propre de la conversation: interrompre son vis-à-vis?
– Aux oreilles d’un Allemand, les Français sont des gens qui parlent tous en même temps. Mais s’ils peuvent se permettre de s’interrompre, c’est parce qu’ils évoluent dans une structure syntaxique où l’essentiel est posé d’emblée et l’accessoire suit. Ainsi, le «gazouillis» des salons français vanté par Madame de Staël consiste à emboîter le pas à celui qui parle comme on relance un ballon, à faire circuler la parole dans un esprit de connivence.
– Mais d’où vient la rigidité de l’allemand? Est-ce du fait que, contrairement à la plupart des idiomes européens devenus langues nationales, le «Hochdeutsch» n’était pas, à l’origine, une langue parlée?
– L’histoire du Hochdeutsch est compliquée. Elle puise son origine dans la traduction des Evangiles par Luther. On a bien affaire à la grammaticalisation d’un dialecte, mais à l’aide du grec ancien. On peut dire, pour faire court, qu’avant d’être adopté comme langue nationale, le Hochdeutsch a été une langue littéraire, puis administrative, mais pas vraiment parlée.
– Chaque langue, écrivez-vous, véhicule un rapport particulier au réel. Et l’instrument privilégié de ce «vouloir dire», c’est la syntaxe. Que «veut dire» cette bizarrerie allemande qui consiste à placer le verbe à la fin de la phrase?
– Elle dit que le verbe est essentiel. Elle indique que l’action verbale, élément ultime de la chaîne des déterminations successives, porte l’ensemble de l’énoncé. Par contraste, la phrase latine est conçue à partir du sujet, sur lequel s’appuie le reste de l’énoncé. Il y a un rapport d’équivalence avec l’attribut, qui s’accorde en genre et en nombre: «La femme est grande.» Entre les deux, l’«auxiliaire» joue un rôle subalterne de copule. En allemand, le verbe est beaucoup plus puissant. On dit «La femme est grand», ce qui suppose quelque chose comme un verbe «grand être» où ce qui en français est attribut revêt une fonction adverbiale. On retrouve cette différence fondamentale dans la notion même de «réalité»: la «res» latine est une entité nettement circonscrite, distincte, à la limite immobile. La Wirklichkeit provient du verbe wirken, agir. Elle correspond à une réalité essentiellement dynamique. Certes, on peut aussi dire Realität en allemand, mais seulement pour constater un état de fait, le plus souvent assorti d’une nuance de regret: les rides qui se creusent sur mon front sont une Realität, pas une Wirklichkeit. On a affaire à deux univers mentaux, qui mettent l’accent l’un sur le mouvement, l’autre sur la localisation.
– Mais la langue ne crée pas ex nihilo notre rapport au réel: d’où vient cette différence?
– Schématiquement, on peut dire que le principe de spatialisation est central dans les régions où le soleil est mâle et la vue dégagée. C’est le cas des pays latins. En Allemagne, au nord en général, la brume voile la perception visuelle. Dans la forêt profonde surtout, c’est l’ouïe qui domine. L’oreille guette les bruits, qui évoluent d’un instant à l’autre.
– Toutes les langues du nord ne mettent pas le verbe à la fin…
– Disons que l’allemand est la langue qui a poussé à l’extrême son propre principe de cohérence. Prenez l’horizon métaphorique du mot «appartenance»: en français, il évoque un appartement. En allemand Zugehörichkeit contient le verbe hören, entendre: on appartient à un groupe si l’on est capable d’entendre son appel. Le rapport au réel passe par l’ouïe. C’est pourquoi la musique constitue l’une des contributions principales des germanophones à la culture universelle. Avec la philosophie spéculative, qui est son corollaire. La «logique» hégélienne peut en effet être lue comme l’équivalent d’une phrase allemande ininterrompue alignant tous les éléments possibles du verbe «être». On retrouve le même souci d’exhaustivité dans le traitement du thème musical (Durchführung) de la sonate clas­sique.
– Les Allemands seraient plus portés sur l’action que les Français?
– Ils ont vraiment, je crois, une plus grande capacité à se projeter vers l’ailleurs. On le voit sur la scène économique mondiale, où ils sont très présents. Pourquoi les industriels français sont-ils si faibles à l’exportation? Ils sont trop bien dans l’«Hexagone», cet espace parfait!
– Vous dites également du français que c’est une langue «allusive» et «compactée». En cela, elle est donc sœur jumelle de l’anglais, qui devrait pourtant être plus proche de l’allemand…
– L’anglais a en commun avec le français d’avoir été façonné par l’usage de cour. D’où son caractère idiomatique: lorsqu’on demande pourquoi, en anglais, telle chose se dit de telle manière, on vous répond «parce que c’est comme ça». Il n’y a pas de règle, il faut maîtriser la convention, laquelle change selon le milieu où se reflète la hiérarchie sociale. Le français, à un degré moindre, a ce même caractère idiomatique, l’allemand pas du tout: socialement, c’est une langue nettement plus égalitaire.
– Mais pourquoi dites-vous que le français est «compacté»?
– Le propre du courtisan, c’est de parler des choses «à bon entendeur». La grande prouesse de La Princesse de Clèves consiste à évoquer une passion amoureuse sans jamais la désigner explicitement. La conséquence de cette culture du demi-mot est que, de Montaigne à Madame de La Fayette, des dizaines de milliers de vocables ont été abandonnés. Racine écrit ses tragédies avec mille cinq cents mots. «Ardeur» lui sert à désigner une foule de choses différentes, de l’amour à la haine en passant par le courage au combat. C’est ce qui fait dire à certains que le français est la langue européenne la plus proche du chinois.
– Quand on colle aux choses, on ne voit rien, seule la distance rend lucide, écrivez-vous: être bilingue, ça rend intelligent?
– Chaque langue portant en elle un reflet du réel, quand je décolle de la mienne pour aller vers une autre, j’enrichis ma capacité à percevoir de la réalité. Je me donne une chance de développer une intelligence réflexive, c’est-à-dire d’aller voir ailleurs et de revenir enrichi de ce que j’ai compris en m’écartant de moi. J’oppose cette attitude au syndrome identitaire, qui est la forme la plus stupide de l’affirmation de soi: on est fier de n’être que ce que l’on est. C’est très appauvrissant.
– Mais rassurant, car pour prendre de la distance, il ne faut pas avoir peur de tomber…
– Bien sûr que c’est rassurant, et les populismes de toutes espèces exploitent aujourd’hui honteusement cette tendance naturelle à vouloir rester entre soi. S’éloigner est toujours «une petite douleur», comme dit Hegel dans ses récits pédagogiques. Mais il insiste sur les gratifications bien plus grandes, à la fois intellectuelles et affectives, que procure l’expérience du retour. Il recommande donc de fonder l’enseignement sur l’approfondissement de cette expérience, pour laquelle les langues étrangères, y compris les langues mortes, jouent un rôle essentiel.
– Mais pourquoi une telle régression identitaire aujourd’hui?
– C’est comme si les gens ne trouvaient pas d’autre moyen de résister à la mondialisation. On vit dans un monde très ouvert, mais c’est une fausse ouverture car notre perception de l’ailleurs passe généralement par un filtre unique: celui du «globish», cette langue de service, dénuée de toute dimension connotative, qui réduit à la portion congrue notre rapport au réel. L’anglais international ne reflète guère que l’univers des marchan­dises.
– Vous êtes contre toute idée de langue unique?
– Oui. La nostalgie d’un paradis pré-babélique est très régressive. Le principe de vie, c’est la différenciation: vive la prolifération des langues!
– Le plurilinguisme n’est-il pas le privilège d’une élite?
– C’est un privilège auquel tout le monde a droit. Sous prétexte de démocratisation, l’école d’aujourd’hui abaisse son niveau d’exigence et, ce faisant, creuse l’écart social. Elle n’a aucune excuse pour ne pas jouer son rôle, qui est d’arracher les enfants au monolinguisme infantile afin de leur donner accès à d’autres univers mentaux.
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https://www.letemps.ch/culture/2012/09/24/voila-lallemand-met-verbe-fin

Lettre à Google Translate

Le nouveau président de l’association suisse des traducteurs, terminologues et interprètes (ASTTI) réagit au dixième anniversaire de l’application de traduction du moteur de recherche Google


«Cher petit frère,
«Google fête les 10 ans de son traducteur» (Le Temps du 23.5.2016). Nous t’imaginons avec un sourire ému souffler les bougies de ton gâteau d’anniversaire! Il faut admettre que depuis tes balbutiements en 2006, tu as fait de grands progrès. Tes 500 millions d’utilisateurs le prouvent. Ils doivent apprécier que tu puisses traduire plus de 100 milliards de mots dans une kyrielle de langues. Il y a bien sûr les téméraires qui te croient capable de leur fournir une traduction professionnelle.
Tes résultats parfois très drôles contribuent à nous faire rire, ce qui est, paraît-il, excellent pour la santé. Mentionnons aussi les inquiets, en quête de certitude pour un bref message, qui te considèrent un peu comme le temple des langues. D’autant que, si l’on en croit tes projets, tu leur susurreras bientôt tes traductions à l’oreille, tant à la plage qu’au restaurant. Peut-on imaginer meilleur complice dans notre société globalisée?
Dix ans… mais qui, à cet âge-là, peut se débrouiller à la perfection dans une ou plusieurs langues?
Il te faudra encore des années pour rivaliser avec le bagage linguistique et cognitif d’un humain qui a séché sur des textes juridiques, financiers ou scientifiques, dévoré des bibliothèques entières, s’est fait corriger et renseigner par des spécialistes, et conseille en connaissance de cause des clients peu satisfaits des approximations d’un enfant de dix ans…
Ignore les ébénistes inconditionnels du travail fait main, les rigoristes qui te cherchent noise pour une phrase incompréhensible. Les surhommes n’existent pas plus que les surmachines, et la tienne permet néanmoins de se renseigner à propos de tout et de rien, de survoler un article en chinois ou de saluer son voisin de palier néerlandais. Tu es plein de bonne volonté, avide d’apprendre et de t’améliorer, et tu as même l’honnêteté de te faire aider par 3,5 millions de bénévoles pour gommer les gros «bugs» inévitables.
Mais dans cette histoire, respecte notre droit d’aînesse, car l’Association suisse des traducteurs, terminologues et interprètes a derrière elle un demi-siècle d’expérience. Imagine ce que cela représente comme lignes, pages et ouvrages, recherches et connaissances acquises! C’est d’ailleurs ce qui justifie l’estime de nos clients. Peut-être qu’un jour… quand petit Google Translate sera grand… mais quoi qu’il en soit, un esprit humain cultivé, intuitif et curieux, sensible aux métaphores, aux styles et aux rimes  ̶  conscient de la nécessité de commenter l’intraduisible  ̶  gardera toujours sur toi une longueur d’avance.»

https://www.letemps.ch/opinions/2016/06/08/lettre-google-translate

Christoph Rüegger, nouveau président de l’association suisse des traducteurs, terminologues et interprètes (ASTTI), Berne

André Markowicz : "La traduction est un exercice de reconnaissance, de gratitude envers l'autre"

Voyage au pays de l'entre-deux avec un écrivain à qui l'on doit la traduction des classiques russes de Dostoïveski à Gogol, mais aussi de Shakespeare et de nombreux autres. Il nous offre cette année dans deux livres quelques unes des facettes passionnantes de son art si particulier, la traduction.


Pour André Markowicz  la traduction n'est pas une histoire de langue mais d'allers-retours entre des mondes, des cultures, des univers esthétiques. Une phrase de sa propre mère peut ainsi lui apparaître comme intraduisible parce qu'il n'a pas connu la faim et ne peut l'imaginer. La langue n'existerait-elle pas, n'y aurait-il que des façons de parler, des concepts adéquats à des cultures, des sentiments, des époques? Reconnaître cette pluralité, c'est faire de la traduction un mouvement vers l'autre qui le tranforme sans lui ôter sa spécificité.

<< C'est beaucoup plus facile pour un francophone de lire Shakespeare en langue originale que de lire le journal d'aujourdh'ui. En fait la traduction n'est pas une question de langue, on ne traduit pas une langue, on traduit des auteurs, on traduit un monde culturel >>.

<< La traduction est un exercice de reconnaissance, de gratitude envers l'autre que nous rendons accessible à nous-mêmes, non pas en le transformant en nous-mêmes mais en trouvant dans notre langue de quoi rendre sa particularité>>.

  Sons diffusés :
- Camille de Toledo, Archive INA, France Culture, 06/01/14
- Barbara Cassin, archive INA, France Culture 30/05/13

Vous pouvez réécouter ici La Grande Table avec Camille de Toledo pour son ouvrage Oublier, trahir puis disparaître.

Retrouvez ici la deuxième partie de l'émission avec les journalistes Stéphane Foucart et Catherine Guilyardi qui se demandent pourquoi le réchauffement climatique a tant de mal à imprégner l'opinion et l'action collectives.

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http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-1ere-partie-andre-markowicz-la-traduction-est-un-exercice-de-reconnaissance

Traduire n'est pas trahir, mais négocier

Pour parler de la traduction, c’est sur ce terrain de l’expérience et de ses propres expériences que s’installe Umberto Eco, dans son ouvrage Dire presque la même chose dont la traduction française est parue à l’automne dernier. Il nous prévient dès les premières pages : ce n’est pas un livre de théorie de la traduction. Mais plutôt un passage en revue des problèmes que pose la traduction et des problèmes qui se posent à un traducteur, à partir d’un nombre considérable d’exemples. L’ennui des ouvrages théoriques, en effet, c’est qu’ils manquent souvent d’illustrations. Il s’agit donc, pour Eco, de partir d’extraits tirés de la Bible, de Dante, de Shakespeare, de Gérard de Nerval, de Baudelaire, de Joyce, et de lui-même, entre autres, et de comparer les traductions : comprendre, pour tel mot, telle phrase, tel passage, les choix opérés par les traducteurs, ce qu’ils y perdent, ce qu’ils y gagnent à traduire de telle ou telle façon. Umberto Eco fait pénétrer le lecteur dans l’intimité et la cuisine d’un traducteur. C’est tout à fait impressionnant d’érudition, et de finesse d’analyses. Eco sait de quoi il parle : il s’appuie ici sur sa triple expérience d’éditeur, d’auteur traduit et de traducteur.

Le but de l’ouvrage est clairement posé dans l’introduction : "tenter de comprendre comment, tout en sachant qu’on ne dit jamais la même chose, on peut dire presque la même chose."  L’enjeu, c’est ce "presque". On ne parvient jamais à transmettre toutes les connotations d’un mot, le rythme et la sonorité d’une expression ou d’une phrase, les jeux de mots. Eco rappelle le célèbre exemple de Jakobson à propos du slogan "I like Ike", lors de la campagne présidentielle d’Eisenhower. Au niveau du contenu, on pourrait bien sûr traduire par "Io amo Ike", "J’aime bien Ike", ou le paraphraser en "I appreciate Eisenhower". Mais personne ne dirait qu’il s’agit de traductions appropriées de l’original, lequel tire sa force des suggestions phoniques, de la rime, etc. 

C’est pourquoi le traducteur négocie en permanence. Eco développe cette comparaison tout au long de l’ouvrage. Négocier, cela implique d’évaluer les pertes et les compensations, de distinguer les pertes absolues – les cas où il est impossible de traduire –  des pertes par accord entre les parties. Lorsqu’il n’y a pas de synonyme exact d’un mot dans la langue de traduction (et c’est le cas le plus souvent), le traducteur négocie les propriétés du mot original qui lui paraissent pertinentes – par rapport au contexte et aux objectifs que le texte s’était fixés. Traduire signifie en ce sens "raboter"  quelques-unes des conséquences que le terme original impliquait. Pour Eco, il n’y a pas de règle, les solutions doivent être négociées dans chaque cas, en fonction des possibilités, mais aussi en fonction de l’interprétation que le traducteur a faite de ce passage en particulier et de l’œuvre en général, de ses propres choix initiaux.


"Traduire de culture à culture"

Umberto Eco rappelle à ce propos la façon dont ce problème avait été posé par des auteurs du XIXe comme Humboldt et Schleiermacher  : "une traduction doit-elle amener le lecteur à comprendre l’univers linguistique et culturel du texte source, ou doit-elle transformer le texte original pour le rendre acceptable au lecteur de la langue et de la culture de destination ?"  Eco passe assez rapidement sur ces enjeux disons éthiques et politiques de la traduction, sur la tentation ethnocentrique de certaines traductions. 

Mais il y a un risque. Ce serait de conclure que la traduction est impossible, par principe, si les langues sont incommensurables, si chacune exprime une vision du monde propre. Peut-on vraiment comprendre ce qui appartient à une culture étrangère, et donc traduire ? À cela, Eco répond de manière ferme : si chaque langue est singulière, on peut néanmoins les comparer, comparer l’usage des termes, mettre au jour les différences et les convergences. La traduction est une négociation, car elle est en même temps un dialogue entre la culture de l’auteur, et celle du lecteur.



Qu’est-ce alors qu’une bonne traduction ?

Tout cela étant posé, il reste à savoir quand une traduction est réussie. Le souci d’un traducteur, répond Eco, est dans ces conditions de provoquer un effet identique à celui que le texte, dans sa langue d’origine, voulait provoquer chez le lecteur. Non pas dire la même chose, c’est impossible ; mais reproduire le même effet. Et cela suppose tout le travail d’interprétation du traducteur. C’est pourquoi une bonne traduction est toujours, aussi, une contribution critique à la compréhension de l’œuvre. C’est à partir de là qu’on peut redonner sens à l’exigence de fidélité. "La fidélité est la conviction que la traduction est toujours possible si le texte source a été interprété avec une complicité passionnée, c’est l’engagement à identifier ce qu’est pour nous le sens profond du texte, et l’aptitude à négocier à chaque instant la solution qui nous semble la plus juste."