La langue luxembourgeoise «est plus utilisée que jamais»

Non, le luxembourgeois n'est pas menacé de disparition. Au contraire. C'est de moins en moins la première langue des jeunes enfants mais de plus en plus de gens l'utilisent. Plus que jamais, y compris à l'écrit. La demande des frontaliers pour l'apprendre explose. Décryptage d'un vrai phénomène, qu'il connaît sur le bout des doigts, avec Marc Barthelemy, président du Conseil permanent de la langue luxembourgeoise et professeur-attaché au ministère de l'Education nationale.
La langue luxembourgeoise est-elle menacée de disparition ou, au contraire, est-elle plus utilisée que jamais? 
«Elle est plus utilisée que jamais parce qu'il y a davantage de personnes qui la parlent. Il n'y a plus seulement les 300.000 Luxembourgeois qui la parlent mais également les frontaliers qui arrivent au Luxembourg et dont beaucoup suivent des cours pour apprendre le luxembourgeois. Par conséquent, il y a de plus en plus de personnes qui savent parler le luxembourgeois et qui le parlent. 
En revanche, on constate que chez les enfants scolarisés à 4 ans, le taux de ceux qui ont le luxembourgeois en première langue diminue. Il n'y a plus que le tiers des enfants de 4 ans qui ont le luxembourgeois comme première langue. Mais le concept de première langue ne correspond pas exactement à ce qui se passe au Luxembourg. Il y a énormément d'enfants qui parlent plusieurs langues chez eux. De plus en plus d'enfants maîtrisent au moins deux langues parfaitement».
Les frontaliers apprennent vraiment plus le luxembourgeois aujourd'hui?
«Oui, parce que nous avons toujours de plus en plus de demandes pour des cours de luxembourgeois au Luxembourg et dans les régions limitrophes où le ministère de l'Education nationale participe à l'organisation et au financement de cours. La demande est croissante et on peine à satisfaire cette demande. Cela fait une douzaine d'années que je vois ce phénomène s'amplifier mais j'ai l'impression que ça augmente de plus en plus rapidement».
Comment expliquez-vous cette demande pressante?
«It's economics! comme le disait Bill Clinton. La raison est évidemment économique et financière. Si on regarde les offres d'emplois le samedi dans le Luxemburger Wort, le luxembourgeois est toujours mis comme une condition. Ou au moins comme un avantage. Et dans beaucoup de domaines on veut que les candidats comprennent au moins le luxembourgeois». 
Pourquoi les Luxembourgeois se soucient-ils tant de leur langue depuis quelques mois?
«Oh, ce n'est pas depuis quelques mois... ça date d'il y a bien plus longtemps! La naissance du luxembourgeois en tant que langue remonte à la Seconde Guerre mondiale. Avant la Seconde Guerre mondiale, la grande majorité des Luxembourgeois auraient dit: on parle un dialecte allemand, le luxemburger deutsch. Lors de la guerre, l'occupant a forcé les Luxembourgeois à parler allemand et il a fait un référendum où les Luxembourgeois auraient dû répondre: notre langue c'est l'allemand. Mais les Luxembourgeois ont refusé et ont répondu: notre langue c'est le luxembourgeois!
Après la guerre il y a également eu maintes discussions sur la forme écrite du  luxembourgeois car il n'y avait pas de standards. Une première apothéose étant la loi du 24 février 1984  fixant clairement que "la langue nationale des Luxembourgeois est le  luxembourgeois". Mais il est également écrit que l'allemand, le français et le luxembourgeois sont les langues utilisées dans le pays. 
Je pense que la discussion a été créée par certaines pétitions et il faut également souligner que lors des dernières élections trois partis avaient le luxembourgeois dans leur programme: l'adr évidemment, Déi Lénk ont demandé une alphabétisation  des enfants en luxembourgeois et les Pirates avaient rédigé tout leur programme en langue luxembourgeoise. A ma connaissance c'était une première».
Sur quels critères repose l'affirmation selon laquelle le luxembourgeois est de plus en plus écrit? 
«On peut faire deux constats: Tout d'abord la production au niveau littéraire de tous genres est en augmentation constante. Le second est qu'à différents niveaux, l'utilisation du luxembourgeois pour communiquer de façon informelle par SMS a beaucoup augmenté. Il y a beaucoup de jeunes qui ont l'habitude de communiquer par écrit en luxembourgeois même s'ils ne le parlent peut-être pas beaucoup. Mais il n'y a pas d'études scientifiques là-dessus».
Pourquoi utilisent-ils le luxembourgeois?
«Probablement parce que c'est la langue de communication pour les différentes communautés du pays. Mais je ne puis que l'affirmer. Il y a vingt ans je vous aurais dit la future langue de communication du pays ce sera le français. Mais l'immigration des pays de l'Est a changé la donne. Ils ne sont pas francophones, ni romanophones du tout. Cela a changé la donne. Tout comme la réalité économique: le poids de la France diminue à tous les niveaux. Et l'importance du français, au niveau international, aussi. Même si vous allez en Belgique, vous ne parlez plus le français. Dès qu'il y a deux Belges il faut parler l'anglais. Je l'ai vraiment constaté dans les réunions internationales (en tant que conseiller de Mady Delvaux, ministre de l'Education nationale, ndlr). Et je regrette que le français soit en perte de vitesse au Luxembourg».
Comment ça s'explique au Luxembourg?
«Dans le temps, le français était la langue de l'élite. Il y avait un pourcentage limité d'enfants qui allaient à l'Athénée au lycée et là, on parlait français. La langue véhiculaire à partir de la 5e, c'était le français. C'était clairement la clef pour entrer dans les couches supérieures. Depuis pas mal d'années le français est la langue parlée à d'autres niveaux de la société et je me demande si ce n'est pas le luxembourgeois qui reprend le rôle de clef d'accès dans certains milieux. C'est une observation.»
Pourquoi le luxembourgeois est-il si difficile à écrire, y compris pour les Luxembourgeois ? 
«C'est faux! Il n'est pas difficile à  écrire pour les Luxembourgeois. D'abord il faut comprendre que traditionnellement on n'écrit pas le luxembourgeois et jusqu'à ce jour on n'apprend pas à écrire le luxembourgeois à l'école. Nulle part. Donc les élèves qui sortent du système scolaire luxembourgeois ne savent pas écrire le luxembourgeois. Ils savent écrire l'allemand, le français et l'anglais. L'alphabétisation se fait en allemand. 
Traditionnellement la langue de communication c'était l'allemand mais il est en perte de vitesse à cause des éléments de la Seconde Guerre mondiale. Peut-être que ça va changer... on va voir. Mais le luxembourgeois ne s'apprend pas. Donc l'adulte normalement ne sait pas écrire le luxembourgeois sauf s'il suit des cours». 
Combien de temps lui faut-il pour apprendre à l'écrire ?
«Quelqu'un qui parle le luxembourgeois, écrit l'allemand et le français apprend très rapidement à écrire le luxembourgeois. Il faut de quinze à vingt heures. Car l'orthographe du luxembourgeois repose sur l'orthographe des mots allemands et des mots français. J'affirme très clairement que la personne qui sort du système scolaire luxembourgeois, qui ne sait pas écrire le luxembourgeois, peut apprendre à l'écrire très rapidement. Et bien sûr il faut le pratiquer sans quoi on le perd.
Traditionnellement les Luxembourgeois sont d'avis qu'on peut écrire le luxembourgeois comme on veut. Une habitude qui était toujours très répandue. Et on peut le faire. Mais le problème c'est évidemment qu'on peut créer des malentendus. 
Il faut dire que la forme écrite du luxembourgeois n'est arrêtée qu'imparfaitement. Le dispositif règlementaire du luxembourgeois est incomplet. Dans les règles d'écriture du luxembourgeois il reste des trous. Pas mal de choses ne sont pas encore réglées».
Pourtant il existe bien un Lëtzebuerger Online Dictionnaire...
«Le lod.lu est arrivé au terme de la lettre Z mais il présente évidemment aussi des lacunes qu'il faut encore compléter. Le luxembourgeois est encore à un stade moins avancé. Une douzaine de personnes travaillent sur le sujet au Luxembourg. 
Les écrivains influencent également l'établissement de règles. Il y a maintenant des écrivains qui sont vraiment doués et créatifs pour l'écriture en luxembourgeois. Un autre facteur positif et très important est que les débats à la Chambre des députés se font en luxembourgeois, ce qui ne se faisait pas voilà cinquante ans. Ils sont écrits et intégralement publiés dans tous les quotidiens. Tout un service à la Chambre  s'occupe de la correction de la langue luxembourgeoise. Ce qui a vraiment donné un essor à l'écriture de cette langue car c'est probablement l'endroit où on écrit le plus le luxembourgeois depuis ces dernières décennies».
La place de la langue luxembourgeoise à l'école fondamentale est finalement très mineure...
«Elle est peut-être mineure mais elle est beaucoup moins mineure qu'à l'époque. Avant, presque tous les enfants maitrisaient le luxembourgeois quand ils allaient à l'école primaire. Mais entre-temps on fait systématiquement la lecture de textes luxembourgeois à l'école fondamentale. Ce qui fait une grande différence. C'est ma langue maternelle mais en sortant de l'école j'avais des difficultés à la lire alors que mes enfants n'ont aucun problème, ils ont l'habitude de lire le luxembourgeois. Ça a changé. 
Et puis maintenant on fait un apprentissage systématique de la langue luxembourgeoise comme langue étrangère pour les enfants qui viennent d'arriver au pays. Pour ce faire, on a développé des outils pédagogiques dans les derniers quinze ans. Surtout au secondaire on a des classes dites d'insertion pour les enfants qui arrivent au pays à l'âge de 10-12 ans et qui ne parlent pas les langues du pays. En France, il suffit d'apprendre le français pour suivre les cours. Au Luxembourg, non. Il faut savoir le luxembourgeois, l'allemand et le français. Parce que ces trois langues sont utilisées comme langues véhiculaires à l'école. Et c'est ça le problème! Ce n'est pas le problème des gens qui arrivent de tous côtés. Le problème c'est qu'il faut leur apprendre non pas une mais trois langues. C'est la grande différence avec les autres pays. 
En 2009 a été créé un master en langue et littératures luxembourgeoises à l'Université du Luxembourg. Combien d'étudiants se sont lancés? 
«Il y a eu 36 personnes qui ont eu le master et 14 qui sont en route. Ce master permet de devenir professeur de luxembourgeois. Depuis la première promotion de ce master, le ministère recrute des professeurs de luxembourgeois. Nous avons entre-temps  des professeurs de langue luxembourgeoise dans nos lycées. Et nous en recherchons encore. Cette année nous voulions d'ailleurs en recruter six et nous n'avons eu que quatre candidats.
Non seulement on n'apprend pas à écrire le luxembourgeois à l'école mais en plus il n'y a aucune offre pour l'apprendre au sein de nos écoles. Et ça, notre ministre veut le changer. Il a annoncé que tout élève se verra offrir la possibilité d'apprendre le luxembourgeois à l'écrit dans des cours facultatifs. Et pour faire ça, il faut des profs.»
La langue luxembourgeoise est-elle prête pour devenir une langue officielle de l'UE ? 
«La réponse est clairement oui. Parce qu'il n'y a vraiment pas d'argument contre. Il y a, au contraire, un très grand argument pour. A part le symbole d'une telle action. L'Europe finance beaucoup de projets portant sur les langues et le luxembourgeois en est exclu parce qu'il n'est pas reconnu. Ni comme langue officielle, ni comme langue minoritaire.
Si on décidait maintenant de traduire beaucoup de textes législatifs en luxembourgeois, il faudrait certainement faire un travail sur la langue luxembourgeoise. Il faut décider si on veut le faire ou pas. Mais c'est possible. On le fait déjà pour les discussions à la Chambre des députés. 
Le Conseil permanent de la langue luxembourgeoise a toujours demandé de faire cela mais en ajoutant que nous voulions le statut de l'irlandais. C'est-à-dire qu'il n'y a pas l'obligation de traduire tous les textes en langue luxembourgeoise». 
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