Bourdieu à fond les Manet

Qu’est-ce qu’un livre qui fait événement ? C’est un regard neuf qui change notre façon de penser et, à la fois, qui tombe au moment où l’on en a besoin. Bourdieu lui-même aurait peut-être ajouté : si le livre est très épais, inédit, que l’auteur est mort et qu’il concerne une star, c’est encore mieux, encore plus légitime. Mais ç’aurait été pour rire. Non, si Manet, une révolution symbolique fait événement, c’est au sens premier, en tant qu’outil, que proposition de renversement des points de vue : un livre proprement «renversant». A la fois sur les batailles qui, en ce moment même, se livrent autour de l’art contemporain (1) et à la fois sur la question de la révolution.
Ce Manet est constitué des cours que le sociologue donna au Collège de France de 1998 à 2000 (2) et d’un essai inachevé reprenant la même réflexion, intitulé Manet l’hérésiarque, coécrit avec Marie-Claire Bourdieu, son épouse. Manet l’hérésiarque a été composé à la fin des années 80 et au début des années 90 puis abandonné : certaines parties sont rédigées, d’autres n’existent que sous forme de notes. Quant à la retranscription des cours, elle reprend et développe les thèmes de l’essai, mais sous une forme plus orale, redondante, qui permet de suivre le cheminement d’une pensée tâtonnante, humble, s’excusant souvent de ne pas avoir«suffisamment travaillé». Souvent Bourdieu prend des sentiers qui bifurquent, brosse de petites fictions, fait des portraits, convoque tout un monde critique qui permet non seulement de comprendre Manet mais surtout de nous comprendre, de comprendre notre époque à travers la compréhension que nous avons de lui.
Le peintre du Déjeuner sur l’herbefascine Bourdieu car il voit en lui l’agent d’une«révolution symbolique» (c’est le sous-titre du livre), révolution qui peut se formuler ainsi : «Loin de s’attaquer à l’institution, de la dénigrer (comme la bohème ratée) ou de l’ignorer […], il introduit au cœur même de l’institution des œuvres dont les principes de présentation nient les fondements mêmes de la vision académique et, par contrecoup, dans la mesure où cette vision est indissociable de structures mentales, de rapports sociaux d’un ordre social, met en péril toute l’institution», ce qui permet de «tout changer».
Certes, ce que Bourdieu pratique ici, c’est une analyse classique de la modernité, dans la lignée de Clement Greenberg, qu’il cite d’ailleurs, ou à travers les textes canoniques de Mallarmé. A ceci près, et ce n’est pas rien, qu’il propose une interprétation non pas purement esthétique de la réflexivité moderniste, mais en termes sociologiques et politiques, comme compétition, concurrence et redéfinition des champs de pouvoir : après Manet, «nul ne peut désormais se poser en détenteur absolu du nomos» (de la norme). «La constitution d’un champ est, au sens vrai, l’institutionnalisation de l’anomie», de l’absence de normes. Manet signifie pour Bourdieu ce saut révolutionnaire dans l’inconnu et le danger, au-delà de la simple conquête de «l’autonomie» (l’artiste fixant ses propres règles).

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